
Chicago croule sous le smog d’hiver. À peine si je vois le sommet de la Sears Tower, le centre-ville a l’air bien petit avec tous les immeubles disparus dans la brume. Le long de l’autoroute, les raffineries toussent en cœurs et empestent l’air de leurs émanations. Parfum de déjà vu. Gelée de pétrole fondue. Ce soir, l’air est si dense que Fuego lui-même en suffoque dans ses vapeurs. Fumée ou brouillard? Je sais bien que c’est du smog. Mais il y a des jours où j’aimerais être projetée 50 ans plus tôt à l’époque où l’on était bercés d’illusions romantiques, avec en fond sonore « somewhere over the rainbow ».
Alors là, dans cette dense fumée, j’aurais peut-être imaginé :
Le charme triste d’un jour de brouillard,
Ses rues brillant sous les phares,
Décor parfait pour saisir sur pellicule en blanc et noir,
Sous l’écrin d’un parapluie d’insouciance,
Une belle fille sur la pointe des pieds,
S’étirant le cou pour se laisser embrasser,
Par un beau brumeux au chapeau Bogart.
Dans ce temps-là, on ignorait l’existence de la pollution et on était bercés d’illusions, pleins d’espoir pour l’avenir et le progrès.
C’est peut-être pour nous donner de l’espoir que le très avant-gardiste Rufus Wainright réinterprète « somewhere over the rainbow ».
Voilà. Eurêka. Suis-je trop lucide pour être heureuse? Le bonheur est-il dans l’ignorance crasse? Savoir n’apporte pas le bonheur, mais il peut semer l’espoir. C’est ce que j’ai compris de Boris Cyrulnik.
Chaque époque apporte son lot de misères. La nôtre n’est pas la famine ni la guerre, mais les gaz à effets de serre et la pollution dans l’air. Pourtant, ce savoir-là me rend triste et impuissante parce que je suis née dépourvue d’écran de fumée cynique pour me protéger.
Ah! Que j’aurais aimé, moi aussi, vivre sur ses clichés gris, protégée par un parapluie d’ignorance et d’insouciance! Mais la vie de mon époque est teintée de gris, un gris est parfois très dense.
Brigite Bardot a tout résumé en quelques mots alors que j’ai entendu sa voix cassée à la radio au volant de Fuego. À son insu — et peut-être si elle avait su, à son désarroi —, c’est elle qui m’a fait comprendre. Je la paraphrase de mémoire :
« Il n’y a plus de liberté aujourd’hui. Dans ma jeunesse on pouvait fumer partout, on ne manquait pas d’endroit pour garer sa voiture à Paris, on pouvait avoir du sexe sans se soucier des maladies, le pétrole était pas cher et on conduisait de belles grosses voitures cylindrées, on circulait partout librement et sans encombrement. C’était la belle époque, cette époque est révolue. »
Vivre à l’époque où les calamités n’étaient pas encore nommées, à l’époque de l’ignorance, l’époque de l’insouciance, tout prendre et ne rien laisser en invoquant la liberté et les droits individuels, les gens de l’âge « de la Bardot » peuvent bien être nostalgique de leur époque. Voilà que je suis née à celle où il faut ramasser les pots cassés de ceux qui nous ont précédés. Les libertés collectives sont désormais compromises par les trop grandes libertés individuelles. Je voudrais renommer la Charte des droits et libertés pour la Charte des droits et libertés collectifs et j’y inclurais l’air respirable et l’eau potable.
On se fait taxer de ne pas lucides alors que nous le sommes plus que les babyboumeurs ignorant ce que leurs actions feraient pendre au bout du nez de leurs descendants. Être lucide, c’est aussi voir le pire dans les villes plus développées que la nôtre et dire : stop! Là n’est pas mon modèle. Je veux cesser de ronger la Terre de son vivant.
J’ai pensé aller conduire dans d’autres continents et parcourir d’autres villes pour voir d’autres modèles que l’Amérique. Les pays en émergence ne tendent qu’à vouloir devenir ce que nous sommes sans penser aux conséquences. Alors, j’irais dans un pays que l’on cite souvent en exemple dans les domaines de l’architecture, du design, de la qualité de vie, du développement durable : la Suède. Dites? Ils embauchent des camionneurs en Suède? Je suis prête à me convertir au train ou au tramway s’il le faut. Pourquoi pas chauffeur de bus pour parcourir la ville de long en large?
Puisqu’il est temps d’élections, je vote pour le premier qui, comme en Suède, donne un gros crédit d’impôt à tous ces concitoyens qui veulent faire un voyage linguistique de 16 semaines. Puisqu’on vit à l’époque où l’on nous dicte d’être lucides, nous le serions encore plus. J’irais faire un voyage en Scandinavie pendant quatre mois pour apprendre comment vivent les vrais Nordiques qui ne risquent pas encore de se faire happer par la vitesse folle d’un voisin inconscient. J’irais vérifier si mes illusions correspondent à l’image que je m’en fais.
Je voterai aussi pour le plus lucide des partis, celui qui croit que tout commence par cesser de gruger la Terre avant de manger des pissenlits par la racine.