Je vais tenter ici de vous dépeindre quelques frustrations généralisées dans le métier.
Cet épisode intéressera particulièrement les chauffeurs en devenir qui feront le saut sur la route bientôt.
Si vous êtes déjà un chauffeur aguerri, j’aimerais vous entendre réagir dans les commentaires, sur ce que vous pensez des aléas votre métier et les améliorations que vous y apporteriez.
Si vous êtes un employeur, puisez-y des idées, il serait aussi intéressant de connaître vos arguments.
Quant aux autres, vous constaterez que conduire un camion ne consiste pas seulement à le tenir entre deux lignes et vous saisirez les frustrations du métier, qui, je n’en doute pas, sont aussi nombreuses dans le vôtre.
Dans mon camion sale et puant, je me rends chez mon client.
Chez Goodyear, j’annonce mon arrivée à la sécurité et me dirige vers le quai d’expédition. À l’intérieur, la pénétrante odeur de caoutchouc me vrille les narines. Les ouvriers de Goodyear, qui vivent avec ces exhalaisons depuis belle lurette, semblent s’en être accommodés. Les travailleurs ont l’air blasés, leur sourire est forcé, peut-être à cause de l’incertitude qui plane au-dessus de l’usine, qui n’est pas la plus performante en Amérique du Nord. On sait ce qui arrive aux contre-performants avec la mondialisation… La poussière noire de caoutchouc est partout. Dans le bureau sans fenêtres, je signe les papiers d’expédition et je suis fin prête à accrocher ma remorque.
Elle se trouve bien alignée parmi les dizaines d’autres, mais dès que je m’approche, je constate qu’elle est trop haute. Je suis seule et je devrai me débrouiller. Il y a 40 000 livres dans la remorque comme l’indiquent les papiers et je devrai descendre ce poids de dix centimètres, à bras. Avec la manivelle embrayée en petite vitesse, je m’exécute. C’est extrêmement difficile. Je dois mettre l’équivalent de tout mon poids à chaque mouvement pour qu’elle bouge. J’essaie le truc de Monica Seles, la célèbre joueuse de tennis qui crie chaque fois que la balle touche sa raquette comme pour lui transmettre de la puissance. Peut-être aussi pour déstabiliser son adversaire. Mon adversaire à moi, fait 53 pieds de long, 13 pieds 6 pouces de haut et pèse plus de 50 000 livres. Je suis très petite au bout de la manivelle. Entre les deux remorques, mon cri du ventre résonne. La remorque ne semble pas du tout déstabilisée par mes gémissements. Je tire vers moi avec tout mon poids, je pousse avec mes jambes pour remonter et recommence le procédé. Des centaines de fois. À 64 tours de manivelle, la remorque a à peine descendue. Les deux pieds dans une flaque d’eau, j’enlève mon mateau. Le bas de mes jeans est souillé et trempé comme mon front et ma chemise. Ce n’est qu’un réchauffement. Je continue de m’exténuer sur la poignée de métal qui use mes gants en y laissant des traces de rouille avec cette odeur de cennes noires que je déteste tant. Je continue de forcer comme une condamnée en poursuivant mes cris « Sélechtiens ». J’ai le corps en compote. Mes bras et mes jambes tremblent. Découragée, je prends un peu de répit en réfléchissant. Je demande l’aide de Richard par satellite. En attendant, je continue de forcer le remontoir de béquille pendant un autre 75, je sens que j’y suis presque, il ne reste qu’un demi-centimètre pour que la remorque prenne appui sur la sellette de mon tracteur. Voilà que c’est de plus en plus facile et enfin, je peux embrayer l’engrenage en plus grande vitesse. Vingt-cinq tours plus tard, j’ai réussi. Exténuée. Moralement et physiquement. Je n’ai plus le cœur à inspecter, mais il le faut. La vignette d’inspection annuelle est en règle, la suspension, les huit roues, les pneus, les freins de service et de stationnement, les feux de freins et de gabarit, les clignotants, le chargement, tout est inspecté minutieusement comme avant chaque départ.
Heureusement, accrocher une remorque n’est pas toujours aussi difficile. Mais voilà qu’il est déjà 16 heures 30 et qu’en incluant le temps des réparations de mon canard boiteux, j’ai fait trois heures de travail pour des pinottes. En effet, pour tout ce travail, je ne recevrai aucune rémunération ni pour l’attente au garage, ni pour l’accrochage pénible de ma remorque. Sauf bien entendu, 3,60 $ pour les 10 miles qui séparent Valleyfield de Coteau-du-lac. Ce n’est pas la mer à boire. C’est « l’amer » à boire ! Je ne dois pas y penser pour éviter le découragement. Je sais que je devrai rouler pour reprendre le temps perdu.
J’ai pensé vous dresser un tableau de ce qu’un chauffeur reçoit pour son travail. Comme ça, vous saurez de quoi il en retourne. Évidemment, comme blogger ne prend pas en charge les tableaux, j'essaie ici d'en faire un...
Moyenne de perte de temps par voyage - Accrochage de remorque chargée ou vide : 15 minutes à 1 heure, 0 $
- Décrochage de remorque chargée ou vide : 15 minutes, 0 $
- Inspection : 20 minutes, 0 $
- Ravitaillement des réservoirs, ajout d’huile : 20 minutes, 0 $
- Préparer les papiers de douanes : 30 minutes, 0 $
- Traversée des douanes: 30 minutes, 0 $
- Attente aux douanes : 15 minutes à illimité, 0 $ (après le 11 septembre, il y a eu jusqu’à 30 heures d’attente)
- Peser l’équipement et équilibrer les charges en bougeant les essieux de la remorque 20 minutes 0 $
- Bris mécanique 2 premières heures 0$
- Au bout de 2 heures 12 $/h
- Déchargement Deux heures ou moins 12 $.
- Après 2 heures 12 $/h
- Déchargement de pneus 4 heures d'attente 12$.
- Après 4 heures 12 $/h
- Travail de ville, soit la livraison ou cueillette d'un chargement qui n'est pas le nôtre. 14 $/h
- Pas de voyage de retour, ou moins de 250 miles (solo)/300 miles (équipe). (on dit dans le jargon Lay Over), entre 6 et 25 fois par année, 75 $ Au bout de 24 heures ou en équipe 50 $/chacun au bout de 12 heures.
- Attente dans le trafic d’une grande ville, accident, détournement de route. Tempête. Traverser des montagnes avec un lourd chargement qui nous ralentit. 0 $ 0 $
- Inspection par le département des transports
Périodiquement, au hasard sur la route. Peut-être une fois par année 45 minutes. Au Québec, l’amende minimum est de 600 $ pour une infraction, le chauffeur en est responsable. Si on reçoit une vignette de conformité, la compagnie nous remet 50 $. Sinon, 0 $ - Miles vides ou chargés : 0.36 $/mile, 0.22 $/mile pour tous les miles que le camion roule.
- En solo Moyenne mensuelle : 9 500 miles en 16 à 25 jours
- En équipe moyenne mensuelle, 17 000 miles en 16 à 22 jours
Un chauffeur gagne environ 45 000 $ en tout. Si vous comparez aux métiers exigeant peu d’études mais un grand niveau de compétence, le salaire peut sembler décent. Mais les jours et les heures qu’il a travaillés varient énormément : entre 16 et 25 jours par mois pour faire le même travail, sans retourner à la maison le soir pour voir sa famille.
Quand la remorque est déjà chargée, le chauffeur ne reçoit en général aucun salaire pour l’accrocher et l’inspecter. En Amérique du Nord, c’est la norme dans le métier. Les chauffeurs sont tellement accaparés par leur travail, qu’ils n’ont pas le temps de négocier de meilleures conditions.
Pour une cueillette de marchandises, c'est-à-dire : ouvrir les portes; reculer la remorque au quai et attendre qu’on charge la remorque, un chauffeur solo reçoit un maigre 12 $ pour deux heures. Il arrive qu’un client prenne moins de deux heures pour charger, mais s’il en prend deux, son salaire tombe à moins que le salaire minimum permis au Canada. Au bout de deux heures d’attente, on lui donne 12 $/heure. Pour une équipe comme nous, il faut diviser tout ça par deux ce qui peut revenir à trois dollars l’heure. Les employeurs se disent qu’attendre dans son camion, ça ne mérite pas d’être payé parce qu’après tout, le chauffeur peut dormir.
Imaginez que vous débutez votre travail le matin à 8 heures. Votre employeur vous dit qu’à partir de 9 heures, vous devez rester sur les lieux pour surveiller votre bureau, mais que vous ne serez pas payé. Dans deux heures, soit à 11 heures, il vous dit qu’il vous payera 75 % de votre salaire parce qu’il n’a pas assez de travail pour vous. Peut-être qu’en début d’après-midi, vous pourrez reprendre votre travail là où vous l’aviez laissé, mais il vous dit aussi, que vous devrez rester plus tard ce soir, parce que le temps que vous avez attendu ce matin, ne compte pas dans vos heures normales de travail. Il vous dit que vous devrez rester deux jours de plus au bureau, sans compensation, parce que le temps que vous avez attendu sans être payé ne compte absolument pas dans votre travail.
Alors, les chauffeurs voient généralement d’un bon œil le fait de ne pas être payé pour accrocher une remorque préchargée parce qu’il y a moins de perte de temps. Cette fois, monter les béquilles, inspecter, ramasser les papiers et sortir de l’usine m’ont pris plus d’une heure, sans compter le bris mécanique qui n’est pas non plus rémunéré sauf au bout de deux heures.
Vous saurez maintenant pourquoi certains chauffeurs sont tentés d’appuyer sur l’accélérateur. Tout le travail qu’un chauffeur effectue quand il ne roule pas, ne le paye presque pas. Le stress s’accumule dès que les pertes de temps se cumulent. Pour arriver à faire une bonne paye, il faut rouler. En Europe, ils sont payés à l’heure. Ici, comme les routes sont longues entre chaque livraison, on en profite pour payer au mile. Le chauffeur absorbe absolument toutes les pertes de temps : trafic, accident qui ferme la route, tempête, ravitaillement, attente indue chez un client, douaniers zélés, etc. Un chauffeur pourrait faire sa moyenne de 9 500 miles par mois en 16.5 jours. Mais dans les faits, en accumulant les pertes de temps impondérables, il pourra travailler jusqu’à 25 jours pour la même paye, sans aucune compensation. La camaraderie est parfois pourrie par la compétition instaurée pour l’obtention d’un voyage sans pertes de temps.
Plus on va loin, moins on risque d’avoir de temps non payé. Moins on fait de cueillettes et de livraisons, plus c’est avantageux. Plus on s’éloigne de la frontière, plus on reprend le temps perdu à la traverser. Pour toutes ces raisons, nous voulons faire de la longue distance.
Dans l’entrefait, Richard, arrive avec sa remorque déjà chargée et notre nage synchronisée peut débuter jusqu’en Caroline du Nord. Mais auparavent, nous devons peser mon équipement pour vérifier l’équilibre des charges, mettre du carburant, préparer et télécopier les papiers au courtier en douanes. D’autres pertes de temps qui ne seront pas rémunérée. Aux douanes, il y a 60 minutes d’attentes. Encore une fois, le compteur de la paye s’arrête. Au bout de la journée nous avons fait un maigre 54$ chacun pour huit heures de travail.
Je suggérerai un salaire journalier minimal de 150 $/chauffeur. Cela pourrait même valoir pour tous les travailleurs qui sont éloignés de leur domicile après les heures de travail. Parce qu’après tout, dès que nous sommes sur la route nous ne sommes pas libres de tout. Nous sommes limités dans nos temps libres et dans les endroits où nous pouvons nous arrêter. Dans les temps d’attente, nous sommes attachés au camion qui est attaché à la remorque qui est attachée au quai de chargement dans un endroit que nous n’aurions pas choisi. Il me semble tout à fait normal qu’un chauffeur qui passe deux journées de plus sur la route soit rémunéré pour les jours supplémentaires qu’il est « détenu ».
À Watertown dans l’état de New York, près de la frontière canadienne, nous nous arrêtons à la queue leu leu dans une aire de repos. Pas question de passer la nuit dans ce camion qui pu, je vais rejoindre Richard dans le confort de base de notre camion. Nous tombons épuisés dans notre demi-lit, très douillet dans les circonstances, en pensant que demain, ça ira mieux : «ne restera qu’à rouler !».