Je suis camionneuse. Le camion, c’est mon bureau, les routes de l’Amérique, mon territoire. Je travaille avec des millions de collègues qui sillonnent ces couloirs, le jour, comme la nuit. Ma vie de tous les jours n’a rien d’ordinaire. Quand je me lève, je suis toujours ailleurs. Je me réveille dans une autre ville, un autre climat, un autre paysage. Mon bureau a une vue panoramique. Venez la contempler avec moi!
31 mars 2006
Les fleurs de Lawton.
Sur la route 287 au nord du Texas, un marcheur se retourne pour savoir si je vais l’embarquer. Il m’envoie la main, il se doute bien que je ne peux pas, sauf virtuellement, comme vous. Des ballons survolent l’autoroute, c’est souvent signe qu’il y a concessionnaire automobile en dessous, au pays du 4x4. Fraichement douchée, j’en profite pour me faire sécher les cheveux en me sortant la tête par la fenêtre. Il fait un beau soleil, la lumière fait vraiment un bien immense après un long hiver.
À Wichita Falls, je bifurque sur l’interstate 44. C’est là que la 44 débute et nous parcourrons ses 630 miles (1113 kilomètres) jusqu’à St-Louis au Missouri. Pendant près de 12 heures, nous n’aurons pas à changer de route sauf pour aller chercher notre remorque.
Je traverse la Canadian River qui n’a rien du Canada, mis à part sa couleur rouge comme les falaises en Gaspésie. Elle n’a plus rien d’une rivière, elle est presque asséchée à l’année.
Un Hummer se dirige vers le sud pendant que je franchis la frontière de l’Oklahoma.
Une vache broute je ne sais quoi sur un champ de bouette. Une autre essaie de s’attraper la queue les pis gonflés à bloc, le ventre débordant :
-- Allez ! Sort de là qu’elle semble dire au veau en son sein.
Au loin, j’aperçois les montagnes de Lawton qui me font penser aux Montérigiennes de chez nous. Elles surgissent dans une plaine, sans que l’on sache trop pourquoi, comme le mont St-Hilaire ou St-Bruno dans les basses terres du Saint-Laurent près de Montréal. Le paysage est morne et plutôt monochrome. Sur la rue principale de Lawton, poussière et désolation. Nous devons traverser tout le bled pour arriver chez le client. Au bout de la ville, on tourne à gauche sur un chemin de gravier et là on entrevoit les remorques. C’est tellement poussiéreux, qu’il faut fermer toutes les trappes d’air et les fenêtres. J’attends qu’un peu de poudre retombe avant de descendre du camion. Tandis que Richard se dirige vers le fond de la cour pour faire l’échange de remorques, je vais dans le bureau pour les papiers. C’est une vielle maison mobile de tôle à laquelle on a rabouté deux bicoques distinctes pour faires d’autres bureaux. Sur le toit, des pneus maintiennent la couverture en place par grand vent. Je monte sur la galerie de bois où se bercent, au gré de la brise, des chaises empoussiérées. Un faux crâne de vache est au sol pour rajouter au côté lugubre.
J’entre sans frapper, mais en faisant tout de même du bruit, pour ne pas trop surprendre les tenanciers. À l’intérieur, Janna m’accueille, son sourire parrait si brillant dans ce paysage si terne.
-Where have you been?
Dans cette roulotte miteuse, elle rayonne. Elle est l’âme de l’endroit, elle a mis des fleurs sur ses crayons et dans leur pot, ils forment un bouquet de couleur contrastant avec les murs jaunis en faux bois. Derrière elle, un laminé de Van Ghog est accroché sous un plastique.
Hugo, le chauffeur puerto-ricain de la cour, est sorti de sa léthargie :
-Look who’s there! Dit-il à Charley le chien roux avachi sous le bureau.
La chaleur saisonnière commence à l’accabler.
Janna travaille efficacement sans perdre sa joie de vivre. Je choisis une tulipe de soie rouge dans le vase et je signe les papiers. J’écris les renseignements nécessaires à la télécopie et appose le code à barres qui identifiera le chargement à la frontière. Elle réécrit avec son feutre mauve les informations importantes pour être bien certaine qu’elles seront visibles au courtier en douane du Canada. En attendant la page de confirmation, elle me montre mon blogue traduit entièrement en anglais. Je suis très impressionnée par l’outil de Google qu’elle me fait découvrir. C’est vraiment magique ! Elle nous suit comme vous sur la Toile, même si elle ne parle pas un mot de français.
La preuve de réception arrive et elle vérifie minutieusement que tout est envoyé à l’endroit approprié : elle coche avec le même feutre mauve le numéro de télécopieur ; le nombre de pages ; l’OK et elle me remet le document en me souhaitant une bonne route.
Charley me talonne jusqu’au camion que Richard s’affaire à inspecter. Je lui donne un bout de carcasse de poulet qu’il prend jalousement dans sa gueule et va porter plus loin pour être bien sûr que je ne le lui reprendrai pas.
Dans un nuage de poussière, nous quittons Lawton avec à nos trousses, Charley courant dans la nuée, tout souriant, la langue pendue. Dans les rétroviseurs nous le voyons s’arrêter et japper comme pour nous dire : au revoir, et merci pour la volaille !
Cap Nord-Est, le Canada est à moins de 24 heures de conduite.
Entrevue aux Bleuets du bout du monde.
À Saguenay, la radio de Radio-Canada a une chronique qui s’appelle les Bleuets du bout du monde. Chaque semaine, un animateur converse avec une personne native de la région en s’intéressant à ce qu’elle devient à l’autre bout du monde.
C’est à mon tour maintenant. Samedi matin, je serai en entrevue en direct à 8 h 35 min à l’émission de Josée Bourassa. J'espère juste que je pourrai trouver une bonne cabine demain matin...
Si vous lisez ce message à temps, vous pourrez l’écouter en direct sur le site de Radio-Canada. Dans le zap radio, sélectionner la chaîne du Saguenay –Lac-Saint-Jean en direct, (soit celle de Saguenay, de Chicoutimi ou du Saguenay-Lac-Saint-Jean, je ne sais plus comment elle s’appelle)
Sinon, je vous mettrai le lien dès qu’il sera disponible, probablement dès la semaine prochaine.
Je ne sais pas d’où je les appellerai parce que je ne sais même pas moi-même où je serai. Probablement près de la frontière canadienne quelque part aux États-Unis. Nous sommes présentement à Wichita Falls au nord du Texas en direction de l'Oklahoma. À Lawton, on ramassera une remorque de pneus que l'on transportera à Toronto. Ensuite, retour vers le sud à Laredo. De quoi s'occuper pour la fin de semaine...
28 mars 2006
Quelqu'un pourrait m'aider?
Liens intéressants
- titre du blogue
Avec la puce. Je voudrais aussi que quand on passe la souris sur le titre, on y voit une description personalisée du blogue avec mes commentaires. Ou encore, que la description apparaisse en dessous sans la puce alignée avec le titre du blogue.
J'aimerais aussi catégoriser les liens ex: blogues de camionneurs, entrevues et médias, blogues d'intérêts, amis blogeurs, etc.
Quelqu'un a-t-il les codes htlm tous cuits pour ce genre de lien?
Pour l'instant, la mise en page des liens que j'ai faits est plutôt moche, je voudrais la modifier pour du texte simple avec une puce.
Quand je découvrirai comment faire de jolis liens, j'en ferai tout plein!
Merci!
Les orange californiennes sont vraiment les meilleures que j'ai mangées de toute ma vie!
Oubliez celles d'Espagne, de la Floride, du Maroc... En Californie, je ne sais pas ce qu'ils font aux orangers, mais c'est vraiment un rayon de soleil qui éclate dans la bouche. Elles sont juteuses et sucrées.
En plus, c'est soi-disant bon pour la grippe, alors je me gave d'oranges jusqu'à ce que ma peau devienne jaune!
Nous repartons ce soir. Pour Terrel au Texas 1738 miles. Nous devrons y être pour vendredi matin à 4 heures am. Nous irons lentement, parce que la grippe est vraiment méchante avec mon corps. Elle me ralenti, elle m'étourdie, elle me donne mal à la tête, elle me fait tousser, elle me donne des sueurs froides, des sueurs chaudes et en plus, elle me fait parler comme René Angélil!
Avec Richard qui m'appuie et qui fera tout le boulot en dehors de la conduite en incluant aussi ses heures au volant, je pourrai quand même me reposer. En plus nous sommes de nouveaux et heureux abonnés à la radio Sirius. Ce qui fait que je me sentirai un peu comme à Montréal même au Texas en écoutant Homier Roy, Bazzo et les nouvelles en français.
Vous embarquez?
24 mars 2006
Demain matin, Montréal m'attends...
Votre fantasme est peut-être de partir, mais le mien, c’est de revenir.
Montréal J’A R R I V E !
Et au volant je me mets à chanter :
De-main matin Mont-réal m’attends, tala la la tala la la ! …
Bonne semaine!
Comme vous, nous ne connaissons pas le contenu du prochain épisode. Nous repartirons avec vous en principe lundi prochain.
L’amer à boire.
Cet épisode intéressera particulièrement les chauffeurs en devenir qui feront le saut sur la route bientôt.
Si vous êtes déjà un chauffeur aguerri, j’aimerais vous entendre réagir dans les commentaires, sur ce que vous pensez des aléas votre métier et les améliorations que vous y apporteriez.
Si vous êtes un employeur, puisez-y des idées, il serait aussi intéressant de connaître vos arguments.
Quant aux autres, vous constaterez que conduire un camion ne consiste pas seulement à le tenir entre deux lignes et vous saisirez les frustrations du métier, qui, je n’en doute pas, sont aussi nombreuses dans le vôtre.
Dans mon camion sale et puant, je me rends chez mon client.
Chez Goodyear, j’annonce mon arrivée à la sécurité et me dirige vers le quai d’expédition. À l’intérieur, la pénétrante odeur de caoutchouc me vrille les narines. Les ouvriers de Goodyear, qui vivent avec ces exhalaisons depuis belle lurette, semblent s’en être accommodés. Les travailleurs ont l’air blasés, leur sourire est forcé, peut-être à cause de l’incertitude qui plane au-dessus de l’usine, qui n’est pas la plus performante en Amérique du Nord. On sait ce qui arrive aux contre-performants avec la mondialisation… La poussière noire de caoutchouc est partout. Dans le bureau sans fenêtres, je signe les papiers d’expédition et je suis fin prête à accrocher ma remorque.
Elle se trouve bien alignée parmi les dizaines d’autres, mais dès que je m’approche, je constate qu’elle est trop haute. Je suis seule et je devrai me débrouiller. Il y a 40 000 livres dans la remorque comme l’indiquent les papiers et je devrai descendre ce poids de dix centimètres, à bras. Avec la manivelle embrayée en petite vitesse, je m’exécute. C’est extrêmement difficile. Je dois mettre l’équivalent de tout mon poids à chaque mouvement pour qu’elle bouge. J’essaie le truc de Monica Seles, la célèbre joueuse de tennis qui crie chaque fois que la balle touche sa raquette comme pour lui transmettre de la puissance. Peut-être aussi pour déstabiliser son adversaire. Mon adversaire à moi, fait 53 pieds de long, 13 pieds 6 pouces de haut et pèse plus de 50 000 livres. Je suis très petite au bout de la manivelle. Entre les deux remorques, mon cri du ventre résonne. La remorque ne semble pas du tout déstabilisée par mes gémissements. Je tire vers moi avec tout mon poids, je pousse avec mes jambes pour remonter et recommence le procédé. Des centaines de fois. À 64 tours de manivelle, la remorque a à peine descendue. Les deux pieds dans une flaque d’eau, j’enlève mon mateau. Le bas de mes jeans est souillé et trempé comme mon front et ma chemise. Ce n’est qu’un réchauffement. Je continue de m’exténuer sur la poignée de métal qui use mes gants en y laissant des traces de rouille avec cette odeur de cennes noires que je déteste tant. Je continue de forcer comme une condamnée en poursuivant mes cris « Sélechtiens ». J’ai le corps en compote. Mes bras et mes jambes tremblent. Découragée, je prends un peu de répit en réfléchissant. Je demande l’aide de Richard par satellite. En attendant, je continue de forcer le remontoir de béquille pendant un autre 75, je sens que j’y suis presque, il ne reste qu’un demi-centimètre pour que la remorque prenne appui sur la sellette de mon tracteur. Voilà que c’est de plus en plus facile et enfin, je peux embrayer l’engrenage en plus grande vitesse. Vingt-cinq tours plus tard, j’ai réussi. Exténuée. Moralement et physiquement. Je n’ai plus le cœur à inspecter, mais il le faut. La vignette d’inspection annuelle est en règle, la suspension, les huit roues, les pneus, les freins de service et de stationnement, les feux de freins et de gabarit, les clignotants, le chargement, tout est inspecté minutieusement comme avant chaque départ.
Heureusement, accrocher une remorque n’est pas toujours aussi difficile. Mais voilà qu’il est déjà 16 heures 30 et qu’en incluant le temps des réparations de mon canard boiteux, j’ai fait trois heures de travail pour des pinottes. En effet, pour tout ce travail, je ne recevrai aucune rémunération ni pour l’attente au garage, ni pour l’accrochage pénible de ma remorque. Sauf bien entendu, 3,60 $ pour les 10 miles qui séparent Valleyfield de Coteau-du-lac. Ce n’est pas la mer à boire. C’est « l’amer » à boire ! Je ne dois pas y penser pour éviter le découragement. Je sais que je devrai rouler pour reprendre le temps perdu.
J’ai pensé vous dresser un tableau de ce qu’un chauffeur reçoit pour son travail. Comme ça, vous saurez de quoi il en retourne. Évidemment, comme blogger ne prend pas en charge les tableaux, j'essaie ici d'en faire un...
Moyenne de perte de temps par voyage
- Accrochage de remorque chargée ou vide : 15 minutes à 1 heure, 0 $
- Décrochage de remorque chargée ou vide : 15 minutes, 0 $
- Inspection : 20 minutes, 0 $
- Ravitaillement des réservoirs, ajout d’huile : 20 minutes, 0 $
- Préparer les papiers de douanes : 30 minutes, 0 $
- Traversée des douanes: 30 minutes, 0 $
- Attente aux douanes : 15 minutes à illimité, 0 $ (après le 11 septembre, il y a eu jusqu’à 30 heures d’attente)
- Peser l’équipement et équilibrer les charges en bougeant les essieux de la remorque 20 minutes 0 $
- Bris mécanique 2 premières heures 0$
- Au bout de 2 heures 12 $/h
- Déchargement Deux heures ou moins 12 $.
- Après 2 heures 12 $/h
- Déchargement de pneus 4 heures d'attente 12$.
- Après 4 heures 12 $/h
- Travail de ville, soit la livraison ou cueillette d'un chargement qui n'est pas le nôtre. 14 $/h
- Pas de voyage de retour, ou moins de 250 miles (solo)/300 miles (équipe). (on dit dans le jargon Lay Over), entre 6 et 25 fois par année, 75 $ Au bout de 24 heures ou en équipe 50 $/chacun au bout de 12 heures.
- Attente dans le trafic d’une grande ville, accident, détournement de route. Tempête. Traverser des montagnes avec un lourd chargement qui nous ralentit. 0 $ 0 $
- Inspection par le département des transports
Périodiquement, au hasard sur la route. Peut-être une fois par année 45 minutes. Au Québec, l’amende minimum est de 600 $ pour une infraction, le chauffeur en est responsable. Si on reçoit une vignette de conformité, la compagnie nous remet 50 $. Sinon, 0 $ - Miles vides ou chargés : 0.36 $/mile, 0.22 $/mile pour tous les miles que le camion roule.
- En solo Moyenne mensuelle : 9 500 miles en 16 à 25 jours
- En équipe moyenne mensuelle, 17 000 miles en 16 à 22 jours
Un chauffeur gagne environ 45 000 $ en tout. Si vous comparez aux métiers exigeant peu d’études mais un grand niveau de compétence, le salaire peut sembler décent. Mais les jours et les heures qu’il a travaillés varient énormément : entre 16 et 25 jours par mois pour faire le même travail, sans retourner à la maison le soir pour voir sa famille.
Quand la remorque est déjà chargée, le chauffeur ne reçoit en général aucun salaire pour l’accrocher et l’inspecter. En Amérique du Nord, c’est la norme dans le métier. Les chauffeurs sont tellement accaparés par leur travail, qu’ils n’ont pas le temps de négocier de meilleures conditions.
Pour une cueillette de marchandises, c'est-à-dire : ouvrir les portes; reculer la remorque au quai et attendre qu’on charge la remorque, un chauffeur solo reçoit un maigre 12 $ pour deux heures. Il arrive qu’un client prenne moins de deux heures pour charger, mais s’il en prend deux, son salaire tombe à moins que le salaire minimum permis au Canada. Au bout de deux heures d’attente, on lui donne 12 $/heure. Pour une équipe comme nous, il faut diviser tout ça par deux ce qui peut revenir à trois dollars l’heure. Les employeurs se disent qu’attendre dans son camion, ça ne mérite pas d’être payé parce qu’après tout, le chauffeur peut dormir.
Imaginez que vous débutez votre travail le matin à 8 heures. Votre employeur vous dit qu’à partir de 9 heures, vous devez rester sur les lieux pour surveiller votre bureau, mais que vous ne serez pas payé. Dans deux heures, soit à 11 heures, il vous dit qu’il vous payera 75 % de votre salaire parce qu’il n’a pas assez de travail pour vous. Peut-être qu’en début d’après-midi, vous pourrez reprendre votre travail là où vous l’aviez laissé, mais il vous dit aussi, que vous devrez rester plus tard ce soir, parce que le temps que vous avez attendu ce matin, ne compte pas dans vos heures normales de travail. Il vous dit que vous devrez rester deux jours de plus au bureau, sans compensation, parce que le temps que vous avez attendu sans être payé ne compte absolument pas dans votre travail.
Alors, les chauffeurs voient généralement d’un bon œil le fait de ne pas être payé pour accrocher une remorque préchargée parce qu’il y a moins de perte de temps. Cette fois, monter les béquilles, inspecter, ramasser les papiers et sortir de l’usine m’ont pris plus d’une heure, sans compter le bris mécanique qui n’est pas non plus rémunéré sauf au bout de deux heures.
Vous saurez maintenant pourquoi certains chauffeurs sont tentés d’appuyer sur l’accélérateur. Tout le travail qu’un chauffeur effectue quand il ne roule pas, ne le paye presque pas. Le stress s’accumule dès que les pertes de temps se cumulent. Pour arriver à faire une bonne paye, il faut rouler. En Europe, ils sont payés à l’heure. Ici, comme les routes sont longues entre chaque livraison, on en profite pour payer au mile. Le chauffeur absorbe absolument toutes les pertes de temps : trafic, accident qui ferme la route, tempête, ravitaillement, attente indue chez un client, douaniers zélés, etc. Un chauffeur pourrait faire sa moyenne de 9 500 miles par mois en 16.5 jours. Mais dans les faits, en accumulant les pertes de temps impondérables, il pourra travailler jusqu’à 25 jours pour la même paye, sans aucune compensation. La camaraderie est parfois pourrie par la compétition instaurée pour l’obtention d’un voyage sans pertes de temps.
Plus on va loin, moins on risque d’avoir de temps non payé. Moins on fait de cueillettes et de livraisons, plus c’est avantageux. Plus on s’éloigne de la frontière, plus on reprend le temps perdu à la traverser. Pour toutes ces raisons, nous voulons faire de la longue distance.
Dans l’entrefait, Richard, arrive avec sa remorque déjà chargée et notre nage synchronisée peut débuter jusqu’en Caroline du Nord. Mais auparavent, nous devons peser mon équipement pour vérifier l’équilibre des charges, mettre du carburant, préparer et télécopier les papiers au courtier en douanes. D’autres pertes de temps qui ne seront pas rémunérée. Aux douanes, il y a 60 minutes d’attentes. Encore une fois, le compteur de la paye s’arrête. Au bout de la journée nous avons fait un maigre 54$ chacun pour huit heures de travail.
Je suggérerai un salaire journalier minimal de 150 $/chauffeur. Cela pourrait même valoir pour tous les travailleurs qui sont éloignés de leur domicile après les heures de travail. Parce qu’après tout, dès que nous sommes sur la route nous ne sommes pas libres de tout. Nous sommes limités dans nos temps libres et dans les endroits où nous pouvons nous arrêter. Dans les temps d’attente, nous sommes attachés au camion qui est attaché à la remorque qui est attachée au quai de chargement dans un endroit que nous n’aurions pas choisi. Il me semble tout à fait normal qu’un chauffeur qui passe deux journées de plus sur la route soit rémunéré pour les jours supplémentaires qu’il est « détenu ».
À Watertown dans l’état de New York, près de la frontière canadienne, nous nous arrêtons à la queue leu leu dans une aire de repos. Pas question de passer la nuit dans ce camion qui pu, je vais rejoindre Richard dans le confort de base de notre camion. Nous tombons épuisés dans notre demi-lit, très douillet dans les circonstances, en pensant que demain, ça ira mieux : «ne restera qu’à rouler !».
19 mars 2006
De la course à relais, nous passons à la nage synchronisée
C’est moi qui prendrai le nouveau camion. On me remet les clés non sans m’aviser qu’il en est à son 3e faux départ pour cause mécanique. Dans le stationnement, je repère le vilain canard bleu. Une puissante odeur de vieux me vient quand j’ouvre la porte. C’est pourtant un millésime 2002 avec seulement 275 000 miles au compteur, soit le quart de sa vie. Mais son chauffeur était un vilain fumeur.
Je fais le tour avec mon marteau, je constate déjà une crevaison. Le garage du terminal est ouvert et j’y roule tout de suite pour ne pas perdre une minute. Le rideau de fer se lève et un théâtre s’anime. Les joyeux docteurs en combinaison bleue sifflotent en tripotant de leurs mains noires leurs patients inertes.
On prodigue des soins, on fait des mises au point. Trrrr ! Trrrrr ! Par ici un coup fusil à compression, par là on apporte des améliorations. Pshhhhhhhh ! Un docteur à lunettes gonfle un pneu, un autre les change pour mieux. En voici un qui vérifie des fils, en voilà un autre qui rempli un moteur d’huile. Par là on inspecte pour la prévention, à l’urgence je transporte mon camion.
Dans une baie de soins, je place le nouveau patient. Pas de fausse pudeur, on le traitera à côté de ses cochambreurs. Déjà, cinq corps inconscients y sont. J’explique mon problème au chef Docteur, qui tout de suite assigne un mécanicien au nouveau patient.
Tandis qu’un chanteur qui siffle est perché sur mon moteur, je m’efforce d’étudier mon nouvel intérieur. Je n’ai jamais conduit ce modèle de camion très longtemps. Tout y est nouveau pour moi. Son logo sur la porte est le seul point commun avec celui que je conduis habituellement. L’ergonomie du siège est différente, mais mieux adaptée à ma petite taille. Au milieu se trouve un proéminent bras de vitesse que je devrai manœuvrer au moyen d’un double débrayage pendant plusieurs milliers de kilomètres. Je devrai tout réapprendre, parce que depuis 4 ans, je conduis un camion automatique. Je cherche à quoi servent tous les boutons. Comme une enfant, j’appuie sur chacun pour voir ce que ça fait. Je ne comprends pas les petits pictogrammes censés me faciliter la compréhension. Je trouve enfin ceux qui me seront utiles : phares, frein moteur, chauffage, radio, suspension, chauffe-rétroviseur, essuie-glaces et lave-glace. Je m’exerce les yeux fermés pour très vite les repérer.
Je découvre d’autres anomalies sur mon canard boiteux et Ghislain son docteur les répare en moins de deux : le lave-glace peut à nouveau gicler ; l’extincteur de feu est bien arrimé ; la roue, changée ; les permis sur le pare-choc appliqués.
À reculons, je quitte l’hôpital et son ambiance, les docteurs me saluent en s’essuyant les mains noires sur des torchons gris et m’interdisent de ramener ce patient de malheur en riant. La porte de fer se referme sur le théâtre joyeux du garage.
J’embraye d’avant pour me rendre chez mon client. Richard est déjà parti chez le sien et plus tard nous nous rejoindrons.
À suivre…
Dans le prochain épisode : L’amer à boire
18 mars 2006
L'intérieur d'une cabine de Kenworth T2000
Avec mon petit appareil, il m'est impossible d'en prendre une bonne alors j'ai glané cette photo sur internet. Notre intérieur est identique sauf qu'il est un peu plus bordélique...
C'est temps-ci, disons que je me promène souvent du siège du conduteur au lit et vice versa... Pour cette raison, je n'ai pas eu le temps de pondre quoi que ce soit digne de vous être présenté, comme je sais que vous êtes des lecteurs exigeants. Mais je pense toujours à vous dans ma cabine, puisque vous m'accompagnez.
Richard est justement entrain de nous faire cuire des poitrines de poulet sur le gril électrique. Je vous laisse, je vais manger un peu avant de reprendre le chemin.
À bientôt!
17 mars 2006
Lundi le 20 mars, ma lettre sera dans la Presse de Montréal
Ma lettre a été sélectionnée pour être publiée lundi dans le journal La Presse!
Richard a joué les photographes, je vous présente en primeur la photo qui parraîtra. (il avait commandé du vent naturel pour plus de style, je vous assure que cette mise en plis sera dans le vent pendant la saison des ouragans!)
Merci de nous suivre dans nos péripéties!
En attendant le prochain épisode...
10 mars 2006
Montréal - Laredo : 3525 kilomètres
Nous utilisons le logiciel «street and trip» de Microsoft pour planifier nos routes.
C'est le mieux que je puisse faire pour le moment, à moins que vous n'ayez des conseils techniques pour une meilleure visibilité.
08 mars 2006
Un pit-stop à Laredo
Voilà plus de 40 heures que nous roulons sans vraiment nous arrêter. Nous effleurons Laredo un samedi soir de beau temps. La remorque est décrochée, les papiers laissés dans la boîte aux lettres du bureau fermé. Notre chargement de retour au Canada nous attend. Mais nous aurons besoin de nourriture pour la route. Nous partons donc sans remorque pour aller en ville à six kilomètres du terminal.
(Pause vocabulaire du camionneur. Partir sans remorque se dit « bob tail». Alors dans le paragraphe précédent, dans le langage courant du camionneur, j’aurai dit : Nous partons bob-tail pour aller en ville… Je sollicite ici mes lecteurs-traducteurs, je pense entre autres à Bruno, à Panthère rousse, peut-être aussi à Choubine, pour trouver une jolie expression pour bob-tail.
Trêve de vocabulaire, reprenons le cours normal de notre voyage)
Laredo, si dénaturée par l’asphalte et le béton, parait bien gaie ce soir. Des jeunes se promènent en voitures d’où résonnent les « boumboums ». Près du supermarché, un bar. Dès que je sors du camion, l’écho de gens discutant bruyamment au son d’une musique disco me parvient. Je les aperçois de l’autre côté de la rue sur une terrasse illuminée par des spots de couleur. La cime des palmiers n’est presque pas visible dans le ciel sans étoile, que les longs troncs alignés comme des poteaux électriques. Une odeur de fumée de bois de mesquite embaume celle des pots d’échappement. La voiture est reine à Laredo : il n’y a pas de trottoir pour les piétons alors elles sont légions. Mais ce soir, les promeneurs motorisés ont baissé leurs fenêtres pour se faire voir dans leur caisse de son.
Je repère quelques plaques d’immatriculation du Mexique parmi celles du Texas dans le stationnement du centre d’achat bondé comme un 23 décembre même un samedi à 20 h 30 min. Les magasins sont les centres sociaux, ils ne ferment que très tard. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire dans cette ville frontalière, pendant les mois d’été, il fait trop chaud pour envisager de faire une activité non climatisée.
Magasiner, travailler, dépenser, payer.
Retourner convoiter des objets à l’existence insoupçonnée.
Retourner travailler pour les payer.
Retourner la roue de fortune.
Retourner la roue de l’économie.
Jouer la planète à la roulette.
À Laredo, ainsi va la vie.
C’est la quintessence de la consommation occidentale. Au mois d’août, juste avant la rentrée des classes, pendant le President Day, il y a congé de taxe et les magasins sont littéralement pris d’assaut. J’ai entendu quelque part que c’est dans cette ville que Wal-Mart fait son plus gros chiffre d’affaires par habitant au monde. Je n’ai pas de difficulté à le croire. D'ailleurs, Wal-Mart y a deux grandes surfaces qui ne ferment jamais. À Laredo, la rage du magasinage peut être rassasiée à toute heure. Les Américains l’appellent le Wallie World comme si c’était Disney World. Somme toute, ils sont tous les deux des paradis pour consommateurs non avertis. Ils sont des casinos qui comblent des vides intérieurs et qui remplissent les poches des commerçants.
À notre tour maintenant de jouer de la roulette : à l’épicerie, nous faisons le plein de denrées. Je prends des avocats bien mûrs à 2 pour 1 $. Les piments séchés sont offerts dans une pléthore de variété. Des piquants, des doux, des rouges et des grillés, des verts et des fumés. (Tien ! je décèle ici un potentiel de toune pour la Bottine souriante ou mes Aïeux) (notes aux Européens : toune veut dire chanson. La Bottine et Mes Aïeux sont deux groupes qui font dans le folklore québécois.) La dernière fois, j’en ai acheté un qui s’est avéré être une véritable rampe de lancement pour l’enfer ! Comme dans une bande dessinée, j’y ai été propulsée avec les yeux désorbités, mes cheveux dressés puant le poil grillé. Alors aujourd’hui, je passe mon tour ! Près des boîtes de piments se trouvent des fleurs d’hibiscus. Les Mexicains et les Texans en font une décoction sucrée qu’ils refroidissent pour faire du jus. Je vois aussi de la camomille en botte, j’y plonge les narines pour sentir l’odeur à la réputation calmante. Tout près, des cônes de sucre brun à l’air libre qu’on peut lécher comme des sucettes. Peut-être est-ce pour mettre dans les infusions d’hibiscus et de camomille ? Je n’en ai jamais acheté faute de savoir quoi en faire.
Je prends un sac de petites limettes à 2 $, plus savoureuses que les grosses et que je rapporterai à Montréal pour faire de la margarita, un gros sac d’oranges du Texas que je sais être moins juteuses que celle de la Californie, mais bon, on est au Texas. Un oignon blanc et de mini tomates. J’ai envie de manger de la guacamole et je pourrai m’en faire dans le camion. (Apparemment, il faut dire du guacamole, mais je trouve ça archilaid… comme un jeté ou du cantalou (sans prononcer le p), beurk !)
Richard met un poulet tout chaud dans le panier. Il est cuit sur place au barbecue de mesquite. Jamais nous n’avons trouvé un poulet tout prêt au supermarché aussi goûteux. Les Texans savent y faire dans la cuisson des viandes. Je les soupçonne de faire des injections de marinade dans la chair à un moment précis pour que les muscles absorbent tout le jus. L’idée m’est venue quand j’ai vu, à vendre sur les rayons, des ensembles de « vaccination » pour la viande avec la seringue et la sauce.
Je prends aussi de la salsa piquante, il y en a des tonnes, une rangée complète de 6 pieds de haut par 25 pieds de long. Lire les titres est une activité en soi. Chaleur des tropiques, XXX cuidado (attention), clé de l’enfer, feu de l’amour, sauce à suer, autoroute pour l’enfer… Des noms qui donnent chaud.
Je passe dans le rayon des tortillas, j’ai autant de choix que pour acheter un pain à l’épicerie de Montréal. Ils se déclinent en plusieurs farines, les frais du jour sont dans une glacière chauffante. Ils répandent une bonne odeur de blé d'Inde dans toute l’allée. Je prends ceux au maïs jaune parce qu’il n’y a que trois ingrédients qui les composent : farine de maïs, eau, jus de lime. À 0.39 $, c’est une aubaine !
Très vite, nous reprenons l’autoroute qui scinde la ville en deux et derrière nous, nous laissons Laredo avec ses rumeurs de fêtes. Au terminal, nous accrochons la remorque que nous trainerons jusqu’à Guelph en Ontario. Je pense à vous tous, en ce samedi soir, qui devez être bien tranquilles chez vous, et moi qui en ai encore pour quelques jours avant de rentrer !
Ce soir, je suis de retour chez moi et pour publier ce texte, je bois une margarita à la limette en pensant à la terrasse et aux palmiers de Laredo. Bientôt, ce sera notre tour !
03 mars 2006
Lettre au Journal La Presse
Depuis 6 ans, je sillonne les routes de l’Amérique à moins de 105 km/heure à bord de mon camion semi-remorque. Je suis en accord avec les associations de camionnage du Canada de réduire la vitesse maximum des camions à 105 km/h. Les dangers seraient diminués, le public rassuré, et l’image de l’industrie s’en trouverait redorée. Les avantages collatéraux seraient bénéfiques pour tous.
Si on fait cette loi pour l’environnement et la sécurité, je serais d’avis quelle soit appliquée à tous les véhicules circulant sur les routes, incluant tous les automobilistes. Les cowboys de l’autoroute sont aussi très présents dans les véhicules à quatre roues ! Pourquoi les voitures et les motocyclettes peuvent-elles rouler à plus 180 km/h ?
Les bénéfices environnementaux seraient immédiats, et les accidents, les assurances, les soins de santé des blessés de la route, les décès, la rage au volant s’en trouveraient dramatiquement réduits. D’autant plus que les déplacements sur de longues distances, par exemple entre Montréal et Québec, prendraient le même temps en voiture ou en autobus, faisant par la bande un argument de plus pour utiliser le transport en commun.
Les policiers, qui, il ne faut pas se leurrer, sont aussi des collecteurs de taxes, pourraient aller chercher le manque à gagner dans les zones de 90, 70, 50 et de 35 km/h. Les délinquants seraient aussi plus visibles sur la route puisque tout le monde roulerait à la même vitesse. Je me demande si les automobilistes auraient l’audace d’être pour une loi qui interdirait aux constructeurs d’automobile de vendre des véhicules qui roulent à plus de 110 km/h. Une chose est sûre, les fabricants de voitures sortiraient leurs meilleurs lobbyistes pour s’y opposer.
Mais pour en revenir aux camionneurs, si cette loi entrait en vigueur, il y aurait un redressement salarial à faire. Dans le paragraphe qui suit, je vous démontrerai pourquoi. Mais auparavant, établissons le fait que les flottes de camions ont, pour la vaste majorité, la vitesse maximale verrouillée électroniquement entre 90 et 110 km/h. Quant aux autres camionneurs indépendants, ils ont la possibilité de rouler aussi vite qu’ils le veulent. Le grand écart de vitesse des camions crée une situation d’injustice entre les chauffeurs, qui, rappelons-le, sont rémunérés au mile.
Voici un exemple réaliste :
Un chauffeur fait en moyenne 2500 miles dans une semaine et gagne environ 0.36 $ du mile. Dans l’exemple qui suit, tenons pour acquis que les pertes de temps (livraison, cueillette, trafic, intempéries…) sont les mêmes pour tous. Voici grosso modo les heures minimales de conduites que trois chauffeurs dont les camions sont verrouillés à différentes vitesses devront rouler pour faire leurs 2500 miles.
À 70 mph (112 km/h), un chauffeur conduirait 35 heures.
À 65 mph (105 km/h), il travaillerait hypothétiquement 38.5 heures pour le même millage.
Tandis qu’à 55 mph (88.5 km/h) il roulerait 45.5 heures pour faire un travail égal.
Chaque mile à l’heure retranché coûtera au camionneur 1 heure de plus par semaine pour faire les mêmes 2500 miles. Sans compter que celui qui roule à 112 km/h peut théoriquement faire plus de miles et donc gagner plus d’argent. En nivelant la cadence de tous les camions, la vitesse ne serait plus un facteur justifiant un meilleur salaire et de nouvelles bases équitables pour tous les chauffeurs seraient jetées.
J’irais encore plus loin dans ces démarches restrictives pour favoriser l’environnement. Depuis l’avènement des couchettes dans les cabines, les camions servent aussi de chambre aux chauffeurs qui ont besoin de tempérer l’habitacle en faisant tourner le moteur pour la nuit, polluant beaucoup plus que quand ils dormaient chez eux ou dans une vraie chambre d’hôtel. Depuis 2004, ma compagnie a équipé mon camion, ainsi que tous ceux de sa flotte, de moteurs d’appoint moins polluants, générant de la chaleur, de l’air conditionné et de l’électricité pour le confort du chauffeur en attente. Avec ces génératrices, Cat a pu programmer électroniquement tous ses camions pour qu’ils s’arrêtent automatiquement au bout de quatre minutes d’inactivité. La compagnie y a gagné en économie de carburant, le chauffeur en confort et l’environnement en gaz à effet de serre.
Je rendrais obligatoire ce genre d’équipement et j’interdirais les moteurs tournant pour rien en donnant des amendes salées aux contrevenants. J’ajouterais à ces restrictions l’arrêt automatique dans les cinq minutes d’inactivité de tous les moteurs de tous les véhicules des flottes publiques et privées, du chasse-neige à la camionnette municipale, ainsi que toutes les voitures du parc automobile canadien, (rendant ainsi caducs les très polluants démarreurs à distance).
D’autres milliers de tonnes seraient additionnées à nos objectifs de Kyoto sans trop de douleur. Les voitures et les camions sont dans le même bateau dans cette lutte contre la pollution, nous pouvons tous faire une différence, mais ça ne prend pas mal de courage politique pour faire ces lois et la volonté des automobilistes.
01 mars 2006
Minorité trop visible
Je suis de la minorité visible. Dans ce métier traditionnellement réservé aux hommes, pour être considérée sur le même pied d’égalité, j’ai compris que je devais mettre mes compétences en avant-plan et camoufler mes attributs féminins. Pour que les collègues et les clients perçoivent d’abord le chauffeur compétent en moi, je dois faire mes preuves tous les jours, doublement parce que je suis accompagnée de mon conjoint. Bien que l’habit fourni par la compagnie ne soit pas obligatoire, je me fais un devoir de le porter rigoureusement pour que l’on me prenne au sérieux. Une fille avec un décolleté ou un gilet moulant envoie le message qu’elle est une femme avant tout et un chauffeur accessoirement. Je dois projeter l’image d’une professionnelle de la route, non pas de la rue. Alors, je mets mon uniforme pour unifier mes formes. Ma grande chemise bleue, avec mon nom brodé à droite et le logo de la compagnie à gauche, avec ses deux grosses poches appliquées à l’avant, m’aide dans mon camouflage et mon intégration. J’enfile des jeans et des espadrilles pour compléter ma dissimulation. Pour le temps plus froid, j’ai un manteau assorti à la couleur du camion et qui me cache les fesses. Quand j’attends en ligne avec cinquante hommes, je suis déjà remarquée de par mon genre, il n’est pas nécessaire d’en rajouter.
Il n’y a pas de place pour l’expression de ma féminité, pas de maquillage, ni de frivolité. Je n’utilise même plus de cache-cernes pour masquer la fatigue, ni de rouge pour les joues quand j’ai l’air malade en hiver (au grand désespoir de mon conjoint !). Plus j’ai l’air magané, moins je me fais achaler. Il est important pour moi que l’on me reconnaisse pour ce que je fais et non pour mon aspect. À entendre parler les hommes des femmes sur les radios à ondes courtes (cb), je n’aime pas être remarquée. Je reste dans ma bulle, je ne regarde même plus les chauffeurs qui me dépassent sur l’autoroute de peur qu’ils pensent que je veuille entreprendre une relation… C’est par expérience que je vous dis tout ça. Au début, je rayonnais extérieurement, je souriais, j’étais joyeuse avec tout le monde, j’engageais la conversation facilement. Mais les hommes prenaient ça pour des avances, et je me suis retrouvée dans des situations périlleuses. Mon air bête fait aussi partie de mon nouveau style réservé et effacé. Si vous me rencontrez sur la route, soyez indulgents avec mon air indépendant, c’est un costume de scène.
Dans mon camion, aux puits de ravitaillement, je fais mes papiers assise au volant. Un macho, de style latin, me sourit en se dandinant la tête. Sa dent en or reflète au soleil. Derrière mes lunettes de soleil, je ne lui rends pas la pareille. Le sourire est une arme de séduction massive : qui répond au sourire, tombe au combat ! Dans les truckstops, les hommes se comportent avec les femmes comme des bêtes sur une proie. La femelle représente le trophée de chasse. Quiconque réussira à lui extirper un sourire et ultimement, à lui parler, aura démontré sa supériorité sur les autres mâles qui reluquaient la même proie. Quand le mâle réussit à attirer son attention, il fait tout pour que les autres le remarquent : regardez, c’est moi qui ai gagné, c’est avec moi qu’elle parle… C’est plutôt pathétique. Les hommes dans les truckstops sont comme des rats dans un laboratoire d’étude du comportement mâle. Mettez une femelle dans la cage, ils changent d’attitude. Y’ a de ces jours où j’aimerais changer de sexe pour quelques heures ! Comme ce matin, il faisait encore noir quand je suis sortie seule de mon camion pour aller aux toilettes. Derrière les pare-brises de camions qui grondaient virilement, je sentais les regards. Je me déplaçais d’un pas assuré, les fesses bien serrées, pour ne pas leur laisser le loisir de croire que j’étais là pour les amuser. Pourtant, un léger coup de klaxon a retenti. Sans me retourner, je lui ai montré mon doigt de la fierté féminine en poursuivant ma lancée. Ce genre d’événement arrive plusieurs fois par jour aux femmes sur la route.
Je préférais quand j’étais bien naïve et que je ne percevais pas du tout ce que cachaient ces attitudes. Quand on est une femme, je vous assure qu’au Québec, c’est le meilleur endroit au monde pour vivre et être égale aux hommes. Je salue au passage toutes les féministes qui nous ont donné cette liberté. Il serait temps, maintenant qu’elles ont accompli leur travail au Québec, de les dépêcher au Sud, le travail est encore colossal.
Je me propose pour conduire les Françoise Guénette, Lise Payette, Jeannette Bertrand, Hélène Pedneault, Lise Ravary, Geneviève St-Germain au Sud pour accomplir cette mission ! Un chargement qui pèserait lourd dans la balance de l’égalité des sexes.
P.-S. : Bien qu’il n’y ait une minorité de chauffeurs qui soient comme je l’ai décrit ci-haut, et que la proportion ait tendance à augmenter plus on descend au Sud, cela est suffisant pour échauder une femme chauffeur de camion et la faire changer d’attitude à jamais sur la route. À la défense de plusieurs collègues chauffeurs, auprès de qui je me montre plus souvent sous mon vrai jour, ils ont toujours été très gentils et très collaborateurs quand j’en ai eu besoin. N’en soyez pas vexés, chauffeurs qui me lisez, mais je suis certaine que vous comprendrez mon point de vue si vous avez des amies camionneuses. Racontez-moi vos anecdotes si vous en avez.