Ps.: Avant que j'aie eu le temps de publier ce texte, nous étions déjà rendus au 13042e kilomètre à Laredo au Texas à notre 9e jour de route. Notre dernier voyage. Nous avons déjà notre remorque de retour. Un autre 3500 kilomètres à faire pour jouir de la vie comme un sédentaire! Je n'ai toujours pas trouvé mon soulier. Peut-être est-ce mieux ainsi, je me voyais mal organiser un bal dans ma remorque! En attendant, je clopine avec mes babouches qui me servent pour prendre ma douche!
9039e kilomètre,
6e jour
Effingham Illinois.
Temps doux, nuageux thermomètre perdant des degrés à mesure qu'on gagne des kilomètres vers le nord.
Itinéraires faits :
Montréal (Québec) Canada — Birmingham (Alabama) USA
Birmingham (Alabama) USA — Rome (Géorgie) USA
Rome (Géorgie) USA — Napanee (Ontario) Canada
Napanee (Ontario) Canada — Laredo (Texas) USA
Itinéraire en cours :
Laredo (Texas) USA — Guelph (Ontario) Canada
Kilomètres à faire pour arriver à destination : 939
Le temps défile à mesure que l'asphalte déroule. Le moteur gronde, la cabine tangue et vibre au gré de la houle de la route depuis six jours. Vautrée dans ma couchette, je n'arrive pas à fermer l'oeil. J'ai la nuit devant moi, mais elle ne veut pas me prendre dans ses bras. Mes pieds sont tout froids, même s'il fait plus de 20 degrés. La petite boîte électrique de mon ordinateur portable dégage une douce chaleur, je l'insère sous ma couette et j'y colle mes pieds pour les réchauffer. Cette bouillotte improvisée m'apporte un peu de réconfort, elle est comme une brique chauffée au four avant la nuit, que les bienveillantes mères d'une autre époque remettaient aux enfants de la maisonnée avant d'aller au lit.
Ce soir, je pense à tous les petits agréments quotidiens de la vie auquels je n'aurai pas accès avant de rentrer chez moi. Peut-être y a-t-il un peu de caprices dans mon blasement? L'abus d'asphalte engendre parfois un désabusement, et le manque de modestes plaisirs crée des envies insoutenables. Pour être heureux quand on mène la vie de camionneur, il ne faut jamais en demander plus que de satisfaire ses besoins essentiels: manger, dormir, se laver, se vêtir. En espérer plus c'est faire face à un mur. Je suis presque toujours capable de me contenter en pourvoyant mes besoins primaires, mais à certains moments, comme après 10 000 kilomètres, j'ai envie d'un peu plus que de le nécéssaire. Je vois défiler de magnifiques paysages jour et nuit, mais il n'y a pas seulement que des avantages à pratiquer ce métier. J'ai déjà hâte de rentrer, trop de kilomètres me blasent et me rendent folle. Vivre pour rouler, rouler pour vivre, j'ai le vague à l'âme. S'arrêter uniquement par nécessité, pour le ravitaillement ou la douche, ou parce qu'on est arrivé, rarement pour le plaisir d'en profiter.
Tous les jours, j'écoute la radio et je suis souvent prise d'envie d'aller à des événements, d'acheter un livre dont on dit être un chef-d'oeuvre, de boire un vin dont on décrit les rondeurs, de goûter un met qui me fait saliver, de regarder une émission de télé qui fait un tabac, de lire un article du journal du jour dont on fait mention. Sur la route, tous ces agréments assouvissant l'esprit sont anéantis par l'éloignement. Le manque d'originalité des restaurants qui servent une nourriture trop lourde pour l'activité que l'on fait n'est pas d'un grand réconfort pour moi qui est toujours à la recherche de découvertes. Ici, c'est la pénurie de plaisirs à consommer et parfois, cette privation calculée me pèse. J'ai hâte de pouvoir déguster quelque chose qui me satisfasse autant l'esprit que le corps. J'ai hâte de manger plutôt que de me nourrir par nécessité. Peut-être est-ce à cause du four micro-ondes qui est en panne depuis quelques jours et que je doive me taper des boîtes de conserve de poulet bio froid en essayant d'y trouver satisfaction. Les pêches et les nectarines de la Californie sont farineuses, un bon plat mijoté maison me ferait le plus grand bien. Cuisiner me manque, la bouffe des restaurants de route ne comble pas mon désir viscéral de gastronomie. Les repas chauds des truck-stops me dégouttent. Du blanc, du brun, du jaune, de la fausse mayo, de la fausse moutarde, du sucre, du sel et de la sauce brune en sachet. Du fromage insipide où l'on écrit fièrement sur l'emballage «America spell cheese K-R-A-F-T». Beeeeeurk! De la laitue trop blanche, des légumes crus sans saveurs ou décongelés et bouillis avec du bacon et du beurre, j'en ai des haut-le-coeur. De la nourriture institutionnalisée, formatée, sans créativité, jamais cuisinée par des chefs dont c'est le métier, uniquement par des « mélangeurs d'ingrédients » et des « décongeleurs d'aliments ».
J'ai parfois simplement envie de sentir les aliments qui cuisent, de mariner une viande, de créer une vinaigrette, de caraméliser des oignons, de déglacer un fond au vin, de humer les saveurs, de mélanger les textures, d'ajuster le goût d'un mets, d'en déguster les flaveurs les yeux fermés, de rectifier un assaisonnement, de mijoter une cocotte lentement, de parfaire une sauce, de sortir les recettes de familles, d'ouvrir les livres de cuisine et de me mettre en appétit devant un plat mitonné longuement ou devant la fraîcheur des fruits du marché.
Quelle chance vous avez de vous trouver dans cette abondance d'odeurs, de couleurs, de saveurs!
Quelle chance vous avez de pouvoir aller au marché voir les étals colorés!
Quelle chance vous avez de déambuler dans les rues et au gré de votre humeur, vous attabler dans un restaurant choisi à l'odeur!
Quelle chance vous avez d'acheter votre journal du samedi et d'y retrouver vos chroniqueurs favoris!
Quelle chance vous avez de vous arrêter de travailler, sans sentir tout votre corps vibrer!
Quelle chance vous avez de dormir sans vous réveiller pour égaliser la pression de vos oreilles bouchées!
Quelle chance vous avez de toujours avoir une toilette à vorte portée!
Quelle chance vous avez de pouvoir écouter vos émissions de prédilection, vautrés dans votre canapé!
Jouissez de tous ces plaisirs qui vous sont acquis. Pensez à nous, camionneurs, qui ne sommes pas du tiers-monde, mais qui pourtant, sommes privés temporairement d'une foule d'agréments, confinés dans un habitacle restreint, sans pouvoir cuisiner librement, sans pouvoir acheter le livre du moment, sans pouvoir choisir un bon restaurant, sans pouvoir sélectionner un plat constitué d'autres couleurs que du jaune, du brun et du blanc. Avoir des envies qui ne peuvent être satisfaites qu'en revenant au bercail, rater «Tout le monde en parle », manquer une soirée entre amis, louper une fête d'enfant, sacrifier une sortie pour rouler, renoncer à une activité parce qu'on est trop fatigués, tel est le lot du camionneur. Il y a des jours où la balance pèse lourd du côté des désagréments.
Cuisinez à ma santé, j'ai hâte de rentrer pour y goûter! Savourez la chance que vous avez, regardez autour tous les petits bonheurs à consommer qui sont à votre portée. Saisissez-en un pour moi et gavez-vous-en. Et n'oubliez pas! Il y a un petit peu de camionneurs dans chacun de ses bonheurs, puisque c'est l'un d'entre nous qui vous l'avons livré. Pensez à nous qui en sommes momentanément privés.
Et vous, de quoi allez-vous profiter de en terminant la lecture ce texte?
Ça y'est, le sommeil me gagne. J'éteins mon ordinateur en me disant que si je ne l'avais pas avec vous de l'autre côté, la vie en camion serait encore plus difficile. Merci d'être là, vous êtes mon petit bonheur!
18 commentaires:
Et oui, ce matin je fais une soupe et un rotie de porc pour le souper des filles ce soir, tu me fais sentir un peu coupable, moi qui est en train d'apprendre le métier!!! Si ca peux un peux te consoler, il est un peu de bonne heure pour admirer la rondeur d'un bon vin mais juste la bonne heure pour faire une brassée de lavage et laver la vaisselle laissée par les filles ce matin!!! Sonne route à vous deux.
Est-ce que j'ose, vraiment, après ce que tu viens d'écrire, te dire que chez moi ça mijote ? Un osso buco. Tu connais ? ça devrait être bon. Et, promis, je lèverai mon verre de rosé de Provence "maison" à ta santé ce soir !
Chaque métier, chaque choix de vie a ses agréments et ses côtés pénibles. Comme on me l'a dit une fois: La liberté, ça existe, mais il faut toujours en payer le prix !
Bisous et courage !
Allez tu vas finir par arriver à la maison. Je lève mon verre à ton prochain retour et à tes prochains souliers.en attendant laisse ton espeit s'envoler tout en gardant un oel sur la route
Ciao
Oh là là! Sandra, il est grand temps que tu te pointes en territoire canadien pour fouler l'asphalte des routes québécoises et le bitume des rues et ruelles montréalaises avec ta quatre roues japonaise et pour arpenter les trottoirs de béton de ton quartier résidentiel avec tes babouches de douche!... ;-))
Il est plutôt rare que nous voyons la pétillante, sautillante, dansante, souriante et riante Sandra dans un tel état!... Mais, d'un autre côté, ça ne m'étonne pas du tout: peu importe que nous fassions dans la vie des choses que nous aimons et qui sont même des passions pour nous, il arrive fréquemment, et c'est normal, que nous soyons rattrapés par l'"écoeurantite" aigüe, amenée malheureusement par cette chose même que nous aimons faire, pour laquelle nous nous passionnons... Par contre, que ça fait donc du bien d'en parler, de se vider le coeur, hein Sandra?!... Maintenant, je suis certain que tu te sens déjà à moitié mieux!... L'autre moitié viendra avec quelques jours de congé chez toi à mitonner et bouffer ta propre bouffe, les orteilles bien callées dans tes "pantouffes" (sic)!...
Tes propos m'ont rappelé de vieux (très vieux!) souvenirs. Mes années Greyhound. Mes jeunes années, celles de 1967 à 1976. De l'Expo de Montréal aux J.O., aussi de Montréal. J'avais entre 25 et 34 ans. C'étaient mes vacances (étés, Noël et Pâques) de jeune prof de géographie au secondaire. Mais aussi mes années de nouveau marié, puis de nouveau père. Je laissais ma jeune et belle épouse derrière là-haut à Montréal, pour quelques jours. Dieu que les derniers milles (n'oublions pas, c'étaient des milles à cette époque), Dieu qu'ils me semblaient longs ces fameux derniers milles du retour à Montréal!... Pourtant, j'aimais conduire ces fameux Greyhound entre Montréal et les États-Unis! J'adorais même ça! Jusqu'à ce Noël 1976 où j'avais besoin de repos. Mais, mon patron "greyhoundais" voulait absolument me faire prendre la route quand même! J'ai alors envoyé ma lettre de démission. C'est à ce moment que j'ai réalisé qu'au mois d'août précédent, j'avais fait mon dernier voyage comme chauffeur chez Greyhound... Il y a déjà 30 ans de ça!... Et il y aura déjà un an dans quelques jours (le 1er octobre) que ma belle amoureuse est passée dans l'au-delà, pour toujours... Et puis la Terre continue encore et encore de tourner et, même s'il y a des moments où ça ne me tente vraiment pas, je n'ai pas le choix: je dois tourner avec elle, sinon...
Ah oui, lundi dernier, j'ai eu un souper à L'Assomption suivi d'une réunion du conseil d'administration au Collège de l'endroit; mardi, c'était ma rencontre individuelle de suivi de deuil, puis une longue session de "bouquinage" chez Archambault de Boucherville; mercredi, départ de Boucherville tôt le matin pour une excursion de groupe à Grandes-Piles en Mauricie avec, entre autres, visite guidée du musée du bûcheron et petite croisière guidée sur la rivière Saint-Maurice, puis retour à Boucherville en fin de soirée; jeudi, dîner-causerie avec un groupe d'amis généalogistes, dans un restaurant de Sainte-Julie, puis en soirée cours de danse de ligne (hé oui!); ce soir (vendredi), j'assiste au concert-bénéfice d'une amie harpiste professionnelle réputée, Lucie Gascon, à Boucherville; demain, samedi, je vais porter une pleine remorque (pas une 53 pieds, mais une 8 pieds seulement!) de débris de bois de construction dans le conteneur de la Ville de Sainte-Julie; et quoi encore?!... Et puis la Terre continue encore et encore de tourner et, même s'il y a des moments où ça ne me tente vraiment pas, je n'ai pas le choix: je dois tourner avec elle, sinon... :-)))
Bonne chance à vous deux, bon retour, bon congé, bon repos, bonne bouffe, bonnes sorties!...
Jean
P.S. Malgré l'état d'esprit dans lequel tu te trouvais, Sandra, tu nous as encore pondu un beau morceau de littérature, toujours aussi agréable à lire!...
Bonjour à vous deux!
Depuis que nous avons discutés lors du BBQ de la Famille Dumont, je lis avec grand plaisir ce blog et je suis toujours charmé de voir comment tu réussis à me faire sourire...
Justement avec ce dernier message que tu as laissés sur ton site, j'étais partis ce matin pour avoir une mauvaise journée... En lisant quelques fois ton article, j'ai en effet réalisé comment nous oublions des petits privilèges comme un bon repas à la maison, les calins de nos compagnons félins et sans compter sur une bonne douche...
Merci pour ce beau rappel à l'ordre, je vais m'assurer de passer une bonne journée!!!
;-)
Martin Dumont
Très beau récit Sandra. En plein dans le mille. :)
À bientôt! xxx
Tiens, à propos de bouffe, j'm'en vais préparer des truites aux amandes :-D J't'en garde une ? ;-)
Avec un Gewurtz, ca devrait le faire... Et demain c'est retour à la sandwitcherie locale :-( ca fait moins rire.
Sandra,
Je vous comprend et m'efforcerai de mieux apprécier les moments "routiniers".
Bonne Route !
Bon retour !
@ M. Jean,
Pour le 1er Octobre prochain, je vous offre mes sympathies.
Je ne vous connais pas, mais nous avons un point en commun.
J’ai graduer au collège que vous administrer et j’en garde de merveilleux souvenirs
Continuer votre excellent travail.
A. Leger
Merci pour ton texte! Tu me fais apprécier mon verre de vin pas terminé et mes deux filles pas encore couchées!
Bonne route.
Moi, si je deviens cammioneur, j'amènerais mon bonheur et mon plaisir avec moi... comme le fait Richard!
Bize
C'est exactement pour ces raisons que j'ai arrêter... C'en était trop... mais tu en manges de ce métier... donc après un ptit congé bien mérité tu auras hâte de reprendre la route! Bon congé!
Moi mon bonheur sera de me retrouver enfin seul!!!
Le commentaire de Denis est scandaleux!!!.... heu... P.S Denis, tu peux me prendre en passant?
Bize
Ouf... c'est la première fois que je vais laisser un commentaire et je tombe après Karine qui dit que les camionneurs font ce métier parce qu'ils peuvent pas faire autre chose??? Iiiiiii!
Faut pas savoir c'est quoi pour penser ça!
UN: y a pas de sots métiers.
Deux: l'idéal est de faire ce qui nous fait tripper...
Trois: on a droit d'en avoir ras-le-bol peut importe le métier.
Une bonne grande pause au Québec te fera du bien, pour cuisiner à ton goût, arrêter de shaker en dormant, etc etc :-D
Moi ce qui me fait tripper; c'est que vous le fassiez en couple. C'est pas évident dans un espace restreint et pour les mêmes destinations qui font partie du travail. Et en même temps: c'est l'idéal d'un autre côté. La femme est pas celle qui attends à la maison tsé... elle participe au trip.
TK: bon courage!
Salut les compagnons de routes!
Je suis rentrée! Faut pas croire que je n'aime pas mon métier, mais après plus de 6 ans, on a parfois des écoeurantites, comme le dit Jean, si vous voyez ce que je veux dire.
Denis, Léonore, Yolande (par courriel), Jean, mère indigne, Madstef , Martin, A léger... et vous tous, Faut pas se sentir de coupable de me décrire vos menus loin de là! Lire ce que vous mangerez me met en appétit et j'apprécie beaucoup! Je vous imagine dans vos cuisines et c'est comme si vous m'y invitiez à prendre un bon souper en votre compagnie.
Karine, contente de défaire quelques-uns de tes préjugés!
Et puis Béo qui en entretient quelques-uns sur les femmes à la maison maintenant! ;c) (Je suis complètement motivée dans mon féminisme, je viens d'écouter Benoite Groulx à Montréal, une femme incroyable et féministe, vous l'avez entendue à sans frontière?. )
Enfin des nouvelles bientôt!
Ça bouillonne pour moi ces temps-ci, je vous en parle dans quelques temps.
Sandra
J'espère que tu profites un peu de ta vie sédentaire pour mieux repartir.
Qu'as-tu mitonné ces derniers jours ?
Bonjour Sandra,
Je dois prolonger mon absence, car tout comme toi ce printemps, j'éprouve des difficultés avec mon ordinateur. Il est encore sur la garantie, mais comme toi, là encore, mon vendeur est « Bureau en Gros »! J'essaie donc de réparer cette machine moi-même...du moins pour l'instant.
À très bientôt, j'espère.
André.
ben, petit coup de blues pour toi Sandra. c'est normal dans le métier, il y a la lassitude, la fatigue et tout ce qui te manque...
mon homme rentre toute les semaines et les deux jours à la maison sont fait pour la bonne chair et la fête.
bientot on roulera à deux aussi, on est allé chercher du travail dans le new brunswick et je pense que ça va se concretiser.
je suis déjà en train de réfléchir à des conserves maisons que je veux faire pour la route. je suis comme toi gourmande.
et hum je vais me faire des daubes provencales, de la ratatouille, des gambas à la diable...
histoire d'avoir tjs quelque chose d'extra à manger... même si on est loin de tout
allez repares vite ton micro onde et régales toi
en septembre j'ai été aux states et tu vas rire j'ai regardé à deux fois les kenworth rouges qui nous doublaient mais pas de sandra à bord
à bientôt
bise à toi
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