20 février 2006

Hommage aux dompteurs d’asphalte

Ce matin, je me réveille au nord du Texas avec une impression d’automne. En faisant mon tour quotidien d’équipement, je me suis laissée tenter par le tapis de feuilles craquantes sous mes pieds.

Mais l’hiver était tout près, je le savais. Très tôt, j’ai commencé à entrevoir quelques camions pleins de neige en sens inverse. J’ai fait semblant de ne pas les voir, mais rapidement, j’ai dû me rendre à l’évidence : l’hiver était là, sous mes roues. J’ai d’abord aperçu une preuve irréfutable sur le thermomètre de bord : moins cinq degrés Celsius. Comme si ce n’était pas assez pour que j’y croie, une mince couche de glace s’est formée sur mes rétroviseurs. Mais qu’est-ce qui se passe ? Je ne suis qu’en Arkansas ! Le gel est censé être bien plus au Nord. Quand je vous dis que l'hiver est fâché, il m’a rattrapé ! Il pleut légèrement et le bitume se glace.

Dans l’État de Bill Clinton, on ne sale ni ne gratte les routes. On s’en remet à Dame Nature, qui aujourd’hui a décidé de saupoudrer deux centimètres de verglas sur l’autoroute 40. C’est le K.O.. L’équipement de déneigement de l’État de l’Arkansas, se résume à quelques sableuses pour des milliers de kilomètres de route. Dans les contrées plus nordiques, on asservit ces températures communes. Mais ici, il n’y a qu’à voir la ridicule camionnette de l’État qui tente de sabler parcimonieusement la patinoire qui vient vite à court d’abrasif, pour se rendre compte que la situation n’est pas contrôlée. Je pense à Céline Dion et à son élocution larmoyante à la télé après Katrina : « Take a Kayak ! » Je l’imagine faisant la même chose pour la tempête de verglas « Take a Gratte ! » mimant le geste et essuyant ses larmes.

Il y a trois ans, la route avait été complètement bloquée pendant trois jours et les hélicoptères avaient dû ravitailler les gens. Des milliers de camions ne pouvaient plus avancer faute de carburant, les stations de service étant à sec. Je crains que la même situation ne soit en train de se répéter. Mais cette fois, je ne la regarde pas assise confortablement dans mon sofa : je la vis en direct de mon camion. À la radio, on annonce une température sous le point de congélation pour les deux prochains jours. . À défaut d’équipement , l’État ne tentera rien. Le thermomètre est la seule solution de déglaçage.


À l’école de conduite des poids lourds, on nous enseigne à nous ranger dans un endroit sécuritaire et d’attendre que les équipes de déneigement fassent leur boulot. Mais les arrêts routiers sont bondés et débordent jusque sur l’autoroute. Au CB, j’entends un chauffeur se demander où il va pouvoir stationner « sa grosse femme » en parlant de son lourd attirail. Il n’y a pas moyen de s’arrêter. Je n’ai jamais eu autant envie d’une bonne tempête canadienne bien domestiquée. Là où les dompteurs d’asphaltes fouettent la chaussé à grands coups de sel, de sable et de gratte. Là où le gel ne transforme pas un État en zone sinistrée. Là où l’hiver ne fait pas la pluie et le beau temps. Je rends hommage à ces collègues, dompteurs d’asphalte, qui, tandis que les médias vous recommandent de rester chez vous pour votre sécurité, prennent la route contre vents et marées et ouvrent nos chemins. Ils me manquent cruellement par le temps qui court. Alors chauffeurs de saleuses, de niveleuses et de sableuses, je vous lève ma tuque !

Les dresseurs de bitume n’existent pas ici. Dans ces conditions, on s’en remet à notre bonne conduite. La route est une patinoire, les véhicules font des arabesques et valsent jusque dans le décor. Et il n’y a pas que les patineurs olympiques qui tombent, quelques athlètes de l’autoroute terminent leurs courses étendus dans le fossé. Les autorités ne ferment pas les voies de communication : les accidents s’en chargent. Un camion s’est fâcheusement mis en porte-feuille et barre le chemin, tandis qu’un autre s’est échoué dans le terre-plein. Les glisseurs sont bloqués pour quelques heures. La queue de trafic est monstrueuse. Nous sommes aux premières loges, je peux descendre et observer l’action. Heureusement, personne n’est blessé et nous sommes assez autonomes pour attendre de longues heures. Au programme, lecture et télévision locale que nous captons bien avec notre antenne. Un vidéoclip joue : dans un décor bucolique de montagnes et de verdure contrastant curieusement avec le verglas que je vois par ma fenêtre, un preacher-cowboy qui ressemble étrangement à Bill Clinton avec le sex appeal d’Elvis Presley chante des cantiques à Dieu avec sa guitare. De quoi damner les ménagères que j’imagine en pâmoison devant leur petit écran. Elles assisteront probablement à ses spectacles comme si c’était Ricky Martin. Je me suis tapé son « greatest hit » en riant jusqu’à ce que Richard en ait complètement marre.

Deux heures passent, la route est dégagée de ses obstacles, nous nous remettons à patiner à 20 km à l’heure.

Richard s’est accroché au volant pour l’après-midi. Il a fait 95 kilomètres en cinq heures, ça nous fait chacun un beau 2 piastres et demie de l’heure! Mon chauffeur pparticulier sort dans une aire de repos afin que je m’agrippe à la roue à mon tour, mais les espaces de stationnement sont déjà tous occupés. Un camion du Texas est pris sur la glace dans l’accotement. Ses deux camarades nous demandent de l’aide, ils sont là depuis quelque temps à essayer de l’extirper de la petite pente glacée. Ils veulent qu’on tire l’équipement avec des chaînes. Richard me jette un œil, et nous savons par expérience que ça ne fonctionnera pas, mais l’espoir de ses compagnons de route vient à bout de nos doutes. Richard est au volant, je descends pour voir le tableau. Les pneus du camion virent dans le beurre. Les trois comparses de fortune accrochent le tracteur à notre remorque et ils font signe à Richard d’avancer. Leur méthode me laisse perplexe. Mes craintes sont fondées : l’attache cède sous la pression de 80 000 livres. Je décide de prendre les choses en main… Je leur montre comment étendre les chaînes sous les roues de traction, ils s’exécutent en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Le Texan retourne à ses commandes pour réessayer. Du premier coup, il sort son camion, comme si la chaussée était dégivrée. Ils me regardent tout souriants, ébahis et impressionnés, en me claquant des « give me a five ».

— I feel Stupid!
— Thank You my friend!
— You wanna become my wife?

Les voici tout contents formant un joyeux Oreo. Sur la photo de gauche à droite, le premier biscuit au chocolat est Texan, le centre de crème est du Kentuky et la dernière couche chocolatée du Michigan. Le matin même, ces trois lurons ne se connaissaient pas du tout. Mais la tempête les a soudés et ils ont fait un petit bout de chemin ensemble. Dans cette aire de repos avec pour unique nourriture le contenu d’une machine distributrice, ils ont atteint leur quota pour la journée. Le Texan qui a l’habitude de s’arrêter au restaurant n’a rien d’autre à manger pour la soirée. Son nouveau copain du Michigan lui préparera un festin dans son four à micro-ondes. Toute la veillée, ils se raconteront leurs aventures en jouant aux cartes sans pouvoir aller plus loin. La solidarité est grande, ils nous proposent de partager un repas, mais nous avons tout ce qu’il nous faut dans notre semi-caravane. Ils poursuivront leur route jusque dans l’État de New York ensemble comme les meilleurs amis du monde. Je ne les recroiserai jamais, mais je les aurai en mémoire longtemps.

Je reprends le volant pour la soirée. Si j’arrive à parvenir dans le prochain État au Nord, je pense que nous serons tirés d’affaire. Effectivement, la situation va en s’améliorant dès que je bifurque au Nord de West Memphis, mais ça me prend tout de même cinq heures à faire 230 kilomètres. En avant toute ! On roule vers le Canada et ça ne pourra pas être pire que le verglas !

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19 commentaires:

Anonyme a dit...

Aïe! Si je comptais sur toi pour me faire passer ma peur de la route... je devrais te mettre en dormeuse et ne revenir qu'à l'été!

Excellent texte, et j'ai souri devant ta débrouillardise qui a permis à trois grands gaillards de se sortir du trou ;).

Anonyme a dit...

Toujours aussi délicieuse dans tes textes. C'est un plaisir renouvelé de te lire.

Ta comparaison avec le biscuit est savoureuse...

Salutations
Laules sc-phy.

Anonyme a dit...

merci pour partagé les aventures...

Anonyme a dit...

Salut Sandra, deux petites questions...

Quand tu nous dis "Il a fait 95 kilomètres en cinq heures, ça nous fait chacun un beau 2 piastres et demie de l’heure" ca me laisse perplexe je croyais que vous étiez payé "au voyage" et non au kilomêtre parcouru, après tout si vous êtes arrêtés pendant 4 jours par le verglas ou une panne sur le bord d'une route ce n'est quand même pas votre faute ... Avez vous un "salaire en situation d'attente" Une autre question c'est la météo... votre "dispatch" ne vous communique t'il pas d'avance les itinéraires les plus efficaces en fonctions des prévisions météo de facon à essayer d'éviter les dépressions ou certaines heures spécifiques de trafic des grands centres urbain ?

Anonyme a dit...

Chère Sandra
Merci mille fois pour ton blog. Il nous fait voyager d'une manière différente, découvrir des régions, et des aspects inconnus du travail de camionneuse.
Je te souhaite bonne route et bonne continuation!

Julie Kertesz - me - moi - jk a dit...

Heureusement, ce n'était pas vous, le camion renversé!

J'aime bien "give me a five"! amical

et te lire, j'adore...

je ne sais pas pourquoi, je croyais Arcansas chaud, comme Texas...

camionneuse a dit...

Merci à tous vous m'encouragez beaucoup.

Je réponds ici à un utilisateur inconnu qui me demande comment nous sommes rémunérés. Effectivement, nous sommes payés au mile donc si on ne roule pas on ne nous paie pas. Les intempéries font parti du métier et c'est à nous de les assumer. Le choix des routes est le travail du camionneur, c'est lui qui décide par où il passe, c'est lui le spécialiste. Parfois on nous envoie un message satellite qui nous dit d'éviter telle route parce que fermée ou glace noire. Mais sans plus. Par contre si on attends par manque de travail, on sera payé pour la journée perdue soit 100$ que l'on se divisera par deux. Ce n'est pas beaucoup, mais ce sont les risques du métiers.

Anonyme a dit...

Comment, tu n'as pas entendu parler des carambolages monstres de la semaine dernière?

Anonyme a dit...

Bravo! Et dire qu'il y en a encore qui pense que ce n'est pas la place d'une femme!

Une petite question. J'aimerai savoir si tu fais ta correspondance a partir de la cabine du camion et si oui que faut-il comme équipement de base afin de naviguer sur le net? Je suis encore très néophyte avrc l'informatique.

Anonyme a dit...

Camionneuse Merci!!!
Pour ce bel expose qui me rememore pourquoi je suis en vacance sous le soleil du Vietnam....c est pas souvent qu on voit le verglas en Ak mais depuis une couple d annee on dirait que c est devenu normal... je travaille aussi dans ce coin la 9 mois par annee maintenant pour TJB ....
Encore Merci de nous faire partager tes experience et Bonne route soyez Prudent et a Une rencontre future sur la "trail" bye bye Plongeur

Anonyme a dit...

Bonjour Sandra,

Ce texte est un petit bijou. Tu y décris votre « course » folle de façon telle, que l'on a réelememt l'impression de faire équipe avec vous. De plus, tu le fais avec un humour qui, malgré les difficultés du voyage, nous fait sourire tout au long du parcours. Je vais relire ce texte par pur plaisir. Mais avant, deux « Oréo » m'attendent.
Bonne route,
André.

Camionneux a dit...

JE SUIS JALOUX! Ayaye! mais comment fait tu pour combiner d'aussi beaux talents d'écrivain et de photographe, en même temps que tu doit conduire ton camion tout en respectant les "just in time".

Continu à nous donnez de tes nouvelles, ont les savourent!

camionneuse a dit...

Choubine:

Oups ! Tu vois bien que je suis complètement déconnectée ! Mais imagine ce que ça serait au Québec si les dompteurs d’asphalte n’existaient pas ! Parfois, le lion mange le dompteur…

Daniel:

Un ordinateur portable avec une carte réseau sans fil, un appareil photo numérique, un abonnement à un réseau sans fil dans une chaine de truckstop (environ 250 $/an). J'écris du camion, je poste le tout sans sortir de ma cabine grâce au réseau sans fil des truckstops. Là maintenant, je suis au terminal de Laredo et j'ai trouvé un branchement sans fil non sécurisé au fond d'un stationnement. C’est l’ordinateur qui renifle les réseaux sans fil et qui se branche automatiquement s’ils ne sont pas sécurisés.

Camionneux:

Comment ça Jaloux ? Si c’est toi qui as créé le site trucknetquebec.net, tu n’as pas à faire le jaloux, tu te débrouilles très bien. T'as fait le site d'information le plus complet sur le métier ! Vous pouvez écornifler ce que pensent et disent les camionneurs à http://www.trucknetquebec.net/. (Écornifler au Québec veut dire épier)

André, Louis-Martin, France, Marie, Julie, Laules, Choubine, Daniel et Cie, vous avez tous une petite place dans la remorque, aussi confortable que votre siège devant votre écran. Je penserai à vous quand je ferai un virage, pour évitez que nous n’ayez mal au cœur. Et France, je ne roulerai pas trop vite pour ne pas te faire peur !

Anonyme a dit...

Merci pour la petite place, je la prends volontier et m'y sens déjà confortable. Je voyagerai avec vous autres jusqu'à la mi-juillet, date à laquelle je terminerai ma formation de routier a St-Jérôme. Après je devrais pouvoir voler de mes propres ailes. D'ici là j'observe discrètement ce que vous faites et prends des notes et vous remercie de tous vos précieux conseils et observations.

Anonyme a dit...

Sandra,

Merci de nous faire une place à bord de ton camion, si petite soit-elle.

Alors, quand repart-on vers le Sud?

André.

Anonyme a dit...

Attendez-moi, je monte!

Anonyme a dit...

Sandra,

Merci d'avoir pris le temps de laisser un commentaire sur mon blogue. Comme on dit, c'était de la ben belle visite!

Je suis présentement dans le fond de la cabine et je ne vois pas dehors. Où sommes-nous actuellement? Je veux aller prendre un peu d'air et j'aimerais bien savoir le temps qu'il fait, afin de revêtir les vêtements appropriés.

À bientôt!

André.

Anonyme a dit...

Bon, plus de place dans la cabine. Je m'accroche à une roue et je pars avec vous !!

Anonyme a dit...

take a gratte, tu n'as fait bien rire avec cette expression

que veut dire l'expression give me a five, pas trop doué en anglais

merci pour les précision sur le salaire

morin-35@hotmail.com